lundi, août 09, 2010

La nuit transfigurée


La ville s'allume à l'approche de la nuit. Tout devient rouge, vert, jaune, ocre ; perdu dans une immensité noire.

C'est beau une ville la nuit.

A plus forte raison si l'on est myope, circulant sans lunettes : les lumières deviennent des halos pâles, des couleurs tombées d'une palette de peintre impressionniste ; belles par l'incertitude qui s'en dégage ; fleurs nocturnes qui s'ouvrent au regard des passants au regard hagard, hébétés, peut-être inconscients de ce qui se joue à portée de leurs yeux. Des papillons lumineux par centaines, par milliers.

Une ville, la nuit, est un monde ré-enchanté.

Au détour d'un carrefour, découvrir sous un éclairage neuf une portion de rue mille fois parcourue et qui, ce soir là on ne sait trop pourquoi, attire l'attention : un arbre jamais remarqué auparavant ; une portion de trottoir que l'on découvre pavée ; l'originalité d'une devanture de magasin ; l'entrée rococo d'une habitation. Tout, sous le bon éclairage, peut prendre forme nouvelle et capter une attention souvent vagabonde.

Hors la lumière, les sons peuvent eux aussi revêtir une importance particulière une fois la nuit bien avancée : les pas qui résonnent dans une ruelle vide ; des conversations surprises au détour d'un café ; le bruissement feutré des feuilles de l'arbre jamais remarqué auparavant ; le glouglou continu d'une fontaine indolente.

Nos sens sont en éveil à la nuit tombée.

Le désir suit le même chemin, atteint parfois des hauteurs insoupçonnées et se prend de vertige. Les immeubles ouvrent de grands et gourmands yeux dans l'obscurité ; et chaque fenêtre devient la scène d'un petit théâtre.

Qui sait ce qui se passe une fois le rideau retombé ?

De purpurines lèvres, entrouvertes déjà, imaginant les plus tendres caresses ou les plus fougueuses étreintes, embrassent un air chargé d'érotisme. Sont-elles seules ces lèvres désirantes, brûlant de mille fièvres dans un air soudain glacé ?

Refermé bien vite le livre aux images.

La ville, la nuit ; tout devient aussi trouble que le verre du peintre chargé de trop de couleurs. Derrière le verre, un sanglot déchire le drap de la nuit. Des larmes coulent des yeux jusqu'aux lèvres. Salées et en même temps tellement amères. Qu'elles sont dures à avaler ces larmes de solitude, ces larmes de désirs inassouvis !
La ville, ce grand œil dirigé vers cette unique fenêtre, grande inquisitrice que rien n'émeut, pas même ces quelques larmes, apparaît maintenant dans toute son horreur :

aussi belle qu'elle est cruelle ; figure aussi riante que grimaçante ; amante meurtrière qui foule aux pieds sans jamais se préoccuper ; cadavre pourrissant et exhalant d'infectes odeurs à chaque coin de rue sombre ; sourire édenté que l'on porte en collier ; aveugle colère qui pointe du doigt et abat toute sa fureur.

Là, là, contre le carreau de cette fenêtre unique...

Edouard

Tableau : Edward Hopper, Night Hawks

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