samedi, décembre 30, 2006

Henri

Je dors tout éveillée, je le sais bien,
mais je ne veux pas qu'on m'arrache à
mon sommeil.

STRINDBERG
Le Pélican


C'est la grille d'une habitation qui apparaît au loin, phare dans cette sombre nuit que la lune éclaire à peine. Dans cette noirceur de Genèse les arbres, de leurs doigts crochus, menacent le voyageur solitaire qui ose s'aventurer loin de la compagnie des Hommes; menace amplifiée par la lourde masse de neige accumulée, depuis plusieurs jours, sur leurs branches. Dans ce silence ouaté un craquement se fait entendre : c'est une poule d'eau qui frissonne -mère courage - sur ses oeufs; elle les protège grâce à sa chaleur et au péril de sa vie, d'un hiver qui s'attarde.

Ô spectacle émouvant des sacrifices consentis, même par la nature la plus sauvage, pour protéger ses êtres les plus faibles et les plus démunis!
Vous souvenez-vous qu'enfant les bras tendres et émus de vos parents vous ont porté et protégé? Ne vous êtes-vous point assoupi, du sommeil du juste, sur le sein de votre mère, bercé par le rythme de son coeur régulier? N'avez-vous pas éprouvé la plus grande fierté sous la caresse d'un compliment d'un parent? Et ne conservez-vous pas encore, caché au plus profond de votre esprit d'adulte, le souvenir rassurant et réconfortant d'un de leurs baisers sur votre front?
Ces liens si sacrés, ces liens du sang, sont un cadeau si précieux qu'on les transmet, en guise de reconnaissance envers ceux qui nous ont conçus, à nos enfants; chaîne sans fin qui se perpétue et se perpétuera bien longtemps après notre mort.

La grille s'est approchée et cache un imposant manoir. C'est un curieux hasard qui m'a guidé ici, au moment même où le froid se fait aussi piquant qu'un millier d'aiguilles et que je rêve d'un bon foyer bien chaud.
Ouvrir mes mains bien grand au-dessus d'un feu, histoire d'en capter un maximum de chaleur; regarder danser les flammes dans l'âtre; et surtout, surtout discuter de choses et d'autres avec un hôte accueillant - un vrai frère en cette situation. S'il est des familles du sang, il en est aussi du coeur, mais que dire de celle qui se forme dans les moments les plus... - Oh, de la lumière! Et là! là!... une voix derrière cette fenêtre si fine que c'est comme si elle n'existait pas : "Mon oncle, mon oncle!"
Ils sont deux à présent dans le ventre de l'imposante bâtisse : un vieil homme dégarni à l'air sévère et un garçon aux traits angéliques. La lune, oeil de Caïn dans la tombe de cette nuit, pâlit l'enfant et lui prête des traits mélancoliques. "Mon oncle, mon oncle, regardez!"
Ah la joie des soirées en famille! Quel bonheur, enfant, de profiter du regard aiguisé des adultes sur le monde; quelle joie d'apprendre en compagnie de personnes de la parenté, quel délice de les voir prendre de leur temps si précieux pour s'amuser un peu avec les plus jeunes.
-Mon oncle... mon oncle... Balthazar! Regardez, il neige à nouveau!
-Cela fait trois jours qu'il neige; et rien n'est plus semblable à de la neige que de la neige.
-Mais, mon oncle, c'est si beau de regarder tomber tous ces cristaux célestes : on dirait des plumes d'anges!
-Des plumes d'anges? Tu racontes vraiment n'importe quoi! Ah, que vais-je bien pouvoir faire d'un imbécile comme toi? La jeunesse aujourd'hui... Des plumes d'anges! Et pourquoi pas des confettis? Ce qu'il ne faut pas entendre comme idioties. Sache que ce ne sont que des gouttes de pluie qui ont gelé.
-Moi ça me fait penser à maman... Il neigeait le jour où... quand... enfin... quand elle est partie au ciel... Et puis ces flocons... ils ont l'air... ils ont l'air si libres. Parfois je les envie.
- Ne parle pas de cette... de cette... Qu'importe! Je ne veux plus en entendre parler. Jamais. Tu as bien compris?
-Oui.
-Oui, qui?
-Oui, mon oncle.
-Vraiment, c'est à se demander si on lui a appris les bonnes manières. Tout est à refaire. Le fruit ne tombe jamais bien loin de l'arbre; et Dieu sait si l'arbre était pourri! Quand je pense à ce sang, à mon sang, qui a été souillé. Nous, une famille si noble, si racée, si pure et elle! elle! Quel déshonneur!
Entends-moi bien Henri, entends bien ce que j'ai à te dire, je ne le répèterai pas deux fois : je ne tolérerai aucun écart de conduite de ta part. Je suis déjà bien magnanime de t'accepter sous mon toit, vu les circonstances, alors rends-toi digne de cette faveur que je te fais.
-Oui... Oui, mon oncle. Je tâcherai de ne point vous décevoir.
-Non, Henri, non, tu ne tâcheras pas! Tu ne me décevras pas, un point c'est tout. Sinon gare!
-Bien mon oncle, je ne vous décevrai pas.
-J'apprécie ta vivacité d'esprit et ta docilité. Il se pourrait que je puisse quand même faire quelque chose de toi. Tout n'est peut-être pas perdu. Maintenant passons à table, j'ai grand faim. Ah... mais il semblerait que... euh... il semblerait qu'il n'y ait pas assez à manger pour nous deux. Je n'attendais pas ta venue aussi tôt et j'avoue avoir pris l'habitude de vivre seul.
-Cela ne fait rien mon oncle. Mangez, mangez autant que vous le voulez. De toute manière je n'ai plus très faim. Je vais encore regarder tomber la neige. C'est si joli et les flocons, ils sont... ils sont si libres...

La chaleur de cette scène m'avait remis d'aplomb. Je me décidai à les laisser tranquillement entre eux, à profiter de leurs retrouvailles. Je repris ma route, moins solitaire et plus confiant. Je ne pus néanmoins m'empêcher d'essuyer une larme; les liens du sang sont vraiment les plus troublants.

Edouard

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Aïe, j'ai laissé échapper quelques fautes d'inattention. Merci de me les signaler, j'ai beaucoup de peine avec l'orthographe quand elle est trop fluctuante, ça me brûle les yeux...

Sinon je suis content que le texte plaise. Je trouve qu'il va bien avec la période, même si de la neige on en voit pas beaucoup cette année...

Anonyme a dit…

Tient tient tient... mais que lis-je..... Henri!!!! Toujours aussi beau....

Bonne année Edouard ^^